Pour la sixième année consécutive, LSA a recueilli les projections d’une vingtaine d’experts du retail sur les enjeux de 2021. Ils décrivent un commerce en pleine transformation. Aujourd’hui, Olivier Saguez, Saguez & Partners.
Si internet a été utile en 2020 pour survivre aux confinements, nous avons tous pu en mesurer les limites. L’humain, espèce constituée d’un-tiers de rationnel et de deux-tiers d’émotionnel, ne peut pas durablement vivre contre sa nature, qu’à travers les écrans sans vraies rencontres, ni échanges, ni partages. Assister à un concert ou un match de foot sur son écran ne procurera jamais l’émotion vécue dans une salle ou un stade. Tous les artistes et les sportifs le savent : leur performance est indissociable de la communion avec leur public qui les porte et contribue à leur succès. Plus l’expérience aura été chargée en émotion, plus puissant sera le lien et plus forte sera la consommation de la musique, des vidéos de matches, des produits dérivés des clubs et maillots de foot.
C’est la même expérience dans le commerce. Face à la rationalité du e-commerce, le magasin doit se concentrer sur ce qui fait sa force : son apport super-émotionnel. Internet assure parfaitement les fonctions d’information : le prix, la description du produit, les comparatifs ou les avis d’experts. Le magasin doit lui se consacrer à 100 % au rôle relationnel et émotionnel que nul ne peut lui disputer. Avant d’aller chez un caviste, j’ai déjà lu sur son site internet la promotion de tel champagne à 31 € et les commentaires de mes amis. Quand je me déplace, j’ai moins besoin d’avoir à nouveau ces informations mais je veux partager la passion du caviste ou connaître ses conseils. Je veux être surpris et, pourquoi pas, repartir avec un produit ou un service que je n’avais pas prévu mais qui répondra mieux à mes usages.
Tant que l’émetteur-enseigne séparera le digital et le lieu, pour s’adresser au récepteur-client qui pratique simultanément les deux, il y aura dysfonctionnement et déception. Le client n’en peut plus de s’entendre répondre « Ce n’est pas moi, je n’ai pas la main sur le site » par le vendeur en magasin. Il ne tolère plus, après avoir comparé des produits sur un site et vérifié la disponibilité du modèle de son choix, de s’entendre dire dans la boutique indiquée que le produit désiré n’est plus en stock et qu’il faut aller ailleurs… Arrêtons d’opposer Internet au lieu, il est absurde de concevoir les sites digitaux et physiques en silo, avec des services qui ne communiquent pas entre eux. Quand internet ne remplit pas sa mission d’information et que le lieu physique ne joue pas son rôle émotionnel, le commerce loupe le coche.
Après 2020, l’année du tout-écran, il est temps de comprendre en 2021 que le client possède à la fois un cerveau droit et un cerveau gauche, qu’il vit avec internet dans sa poche mais qu’il est avant tout un être humain nourri de relations et chargé d’émotions. Plus qu’une harmonie, c’est une complémentarité entre internet et le lieu physique que le commerce doit lui apporter. Après une surconsommation d’internet due aux confinements, on n’a jamais eu autant besoin de sortir des écrans, du trop rationnel contre-nature, et autant envie de revenir dans le magasin. La crise du Covid est l’occasion d’en finir avec l’expérience trop marketée, et d’accélérer la construction d’une offre phygitale simultanée et harmonieuse. Moins de magasin, mais mieux !
Il faut donc imaginer un nouveau rôle social du commerce qui laisse une place pour l’inattendu, car c’est ce qui fait le sel de la vie. Quand tout tend à se ressembler, que tout le monde se retrouve sur le même axe, le design doit surprendre par un angle d’attaque personnel et singulier. Si internet a bien rempli sa fonction rationnelle d’information, le magasin peut exagérer son rôle relationnel et émotionnel, pour épater, réveiller les sens et les envies. Il doit éditorialiser les coups de cœur ou les coups de gueule de l’enseigne. Dans l’hypermarché, il choisira ses zones d’exagération, comme les scènes cultes d’un film. Évidemment on ne peut pas surprendre sur tous les produits. Mais à trop linéariser, on court le risque du tout-moyen. « L’ennui naquit un jour de l’uniformité », a dit un vieil auteur.
A l’inverse, en choisissant les offres sur lesquelles on va précisément marquer les gens, on crée un sentiment de jamais-vu. Le design d’angle transforme un rayon fromages, perdu au milieu de 25 000 m2 de linéaires, en une fromagerie qui exagère le circuit de l’éleveur au producteur, où le professionnel, partage son savoir-faire, son expertise, sa connaissance du produit, de l’affinage, des régions d’origine.
Assez du design de la ressemblance ! Le design de la différence a le pouvoir d’exagérer l’émotion contenue dans des produits aussi variés que le vin, les fromages, les livres, les produits de beauté ou de mode. Comme les mille et une façons d’interpréter la chanson « Je t’aime » avec émotion et originalité, le design d’angle, en cohérence avec le territoire, les engagements de la marque, ses produits et ses services, procure une émotion et une relation fortes, continues et prolongées qui n’appartiennent qu’au lieu physique, même si elles peuvent être en synergie avec le digital.
Tribune publiée sur LSA, 9 février 2021.