Olivier Saguez, designer et président-fondateur de Saguez & Partners, une agence de design pour les commerces et les marques très renommées, nous livre sa vision de l’après-crise dans cette tribune exclusive. Pour lui il faut remettre l’imagination au pouvoir, pour casser les magasins trop fonctionnels et pas assez émotionnels, pour créer de l’empathie avec des démonstrations, de l’expérience, de l’éphémère encore et surtout beaucoup de sensibilité… un retour à l’esprit du marché et à l’éveil des sens. Son point de vue.
Je suis designer. Mon rôle est d’observer, décrypter, imaginer et concevoir le design des usages dans les lieux, tous les lieux qui accueillent des gens : commerces, bureaux, santé, éducation, loisirs, aéroports, gares… Depuis l’arrivée du digital, on me pose très souvent la question de savoir si ce n’est pas la fin du bureau et du commerce physique. Avec l’apparition du Covid, cette question est encore plus d’actualité. Et je continue de répondre que non, non car – comme un bureau n’est pas fait que pour travailler – un commerce n’est pas fait que pour acheter. Le bureau et le commerce, quand leurs lieux sont bien pensés, sont des espaces qui créent du lien, des moments de rencontres, d’échanges, d’expériences, voire d’imprévus. Autant de moments essentiels à la vie économique et surtout sociale d’un pays. On ne va pas au café que pour boire, sinon autant acheter sa bouteille au supermarché et la consommer chez soi, ce sera moins cher. On y va pour voir et être vu, rencontrer les autres. Nos belles terrasses, si bien croquées par Sempé, sont des endroits délicieux d’observation de la vie et des gens. Aller au bureau, comme aller chez son libraire, chez son coiffeur ou chez son boulanger, sont autant d’occasions d’aller à la rencontre des autres, de faire des découvertes, et de se bouger aussi.
Les magasins d’hier n’auront plus leur place dans le monde de demain
C’est sûr qu’il y a encore des magasins ennuyeux, rébarbatifs, répétitifs qui ne font pas d’efforts sur le sourire, les contacts, les échanges, l’expérience comme on dit. Un des avantages d’internet a été de faire disparaître une partie d’entre eux et d’encourager les autres à se réinventer pour rompre avec le linéaire, chasser l’ennui, et donner plus de place au partage, à l’émotion, à l’éveil des sens en quelque sorte. Supprimons le commerce des centres-villes, elle est où la vie ? Paradoxalement, on s’aperçoit que la Covid-19 a permis de renouer avec l’autre, de le reconsidérer. On dit enfin bonjour à la caissière, on entretient un début de conversation avec un magasinier, on sourit à l’agent d’entretien. Bref, on n’en peut tellement plus d’être isolé qu’on veut parler aux vrais gens, face à face, à un mètre de la distanciation sociale réglementaire bien sûr, mais ailleurs que devant son foutu écran. Alors oui, on a aussi acheté sur internet, mais quel ennui à la commande sans le conseil avisé d’un professionnel, et quand on est déçu à la réception, à la réexpédition du produit. Tout cela sans une rencontre ni un échange. Les commerçants ont à la fois du bon sens et sont entrepreneurs, ils savent s’adapter vite à toute situation.
En pleine crise, on a vu fleurir le design du sytème D, cet esprit si français du design de la débrouille. Ici, un take away, là une protection plexiglass, un parcours client rapide, un drive-piéton pour retirer une pizza ou le bouquet unique (comme le plat unique) chez le fleuriste, une vente à emporter installée au comptoir ou en terrasse, un petit marché dans le camion, etc. Pour réfléchir et tester vite la version 2 du design du système D, mon agence a constitué un commando Cogit-Covid. Appliquée aussi bien aux transports publics, dans les Ehpad, les bureaux que chez les commerçants ou dans centres commerciaux, cette nouvelle accessibilité dans des lieux ouverts au public, répond aux nouvelles contraintes sanitaires, et accompagne le client ou l’usager par des traitements, des signes, des messages simples et aussi sensibles, tout au long de ses parcours.
Commerçants, rentrez dans la nouvelle guerre des courses !
Mais au-delà de l’urgence du déconfinement, c’est sûr qu’il faut dès maintenant réfléchir à la place du commerce en ville. Nos administrations, nos réglementations, nos associations de riverains, nos Architectes des Bâtiments de France… doivent se mobiliser pour accepter le retour d’un commerce plus ouvert dans la ville, un commerce plus libre de ses mouvements, plus apte à imaginer des véritables lieux d’animations dans et avec la ville. La lenteur de conception ou de l’évolution des projets, due à la lourdeur de nos administrations et de ses réglementations ubuesques, n’est plus acceptable et doit disparaître avec cette crise. Je crois beaucoup dans cette période à l’audace des commerçants, pour remettre l’imagination au pouvoir, pour casser les magasins trop fonctionnels et pas assez émotionnels, pour créer de l’empathie avec des démonstrations, de l’expérience, de l’éphémère encore et surtout beaucoup de sensibilité… un retour à l’esprit du marché et à l’éveil des sens.
Dans cette période compliquée, nos commerçants devront faire preuve d’un certain esprit corsaire, et se passer de l’avis tatillon de nos administrations. Les prémices de cet esprit de résistance et d’audace ont déjà été aperçus chez certains d’entre eux pendant le confinement et devraient se développer. Le monde qui s’ouvre se prête au provisoire, à des tests de nouvelles façons de commercer, à d’autres usages des trottoirs, des vitrines, à des horaires décalés en nocturnes ou le dimanche matin, à des parcours clients originaux, à des animations spontanées et surprenantes, bref à un certain esprit camelot qu’on trouve déjà chez nos bouquinistes, sur nos marchés ou encore aux Puces… une animation festive de la rue qui fait la vie en ville. À force d’avoir réduit le commerce à la plus triste expression d’un lieu clos et linéaire, la ville lui avait porté le coup fatal face à internet. Le lieu dit de vente sera un lieu de vie, ou ne sera plus. C’est cet esprit corsaire des commerçants qui sera le fondement du commerce de demain.
Tribune publiée dans LSA, le 25 mai 2020.